Alors que vous receviez le titre de docteur honoris causa, vous avez récemment prononcé à l’université libre de Bruxelles un discours sur l’Europe.

Si le projet hugolien des Etats-Unis d’Europe a constitué une utopie universaliste, il est aujourd’hui instrumentalisé à des fins politiques par les ennemis de l’universalisme. Le 29 mai 2005 a officialisé cette dérive postdémocratique de l’Europe.

­Affirmer en 2013 que l’Europe «s’est construite démocratiquement par la libre adhésion des peuples», comme si cela correspondait à la réalité du temps présent, est une éclatante contrevérité.

Déni de démocratie

Les Français ont rejeté la Constitution européenne qui sacralisait l’union du fédéralisme et du néolibéralisme. Le traité de Lisbonne en conserve pourtant la substance. Vous dites avoir «mesuré ce que signifiait dans toute [son] horreur, le totalitarisme». Mais qu’est-ce qu’un déni de démocratie lorsqu’il recouvre des enjeux aussi fondamentaux ? Aurait-il fallu dissoudre le peuple, comme le préconisait Brecht ? Nos élites paient le prix de cette impunité par une adhésion croissante aux thèses nationalistes de l’extrême droite.

Vous évoquez un «désenchantement à l’égard de la construction européenne». Faible mot pour qualifier l’authentique rejet d’une Europe postdémocratique, technocratique et entachée par le néolibéralisme. Vous parlez de «pessimisme injustifié». La Banque centrale européenne (BCE) établie à Francfort est indépendante, déconnectée du suffrage populaire, et ne mène aucune politique en faveur de l’emploi. Est-il raisonnable de s’en féliciter ?

Votre discours relègue au rang d’accessoire le fond de la politique. Le «rayonnement de l’UE à l’étranger» est invoqué pour masquer le chômage de masse, le recul de l’espérance de vie et la démolition des acquis sociaux : réforme des retraites, «flexisécurité» de l’emploi et autres oxymores incongrus, libéralisation des services publics. Sans oublier la traque des Roms et les 84 millions de citoyens européens ­vivant en dessous du seuil de pauvreté. L’Europe a beau jeu de se réclamer des droits de l’homme. Le préambule de la Déclaration universelle se donnait pour mission de libérer les hommes de la misère. Pourquoi les peuples, écrasés par une mondialisation présentée comme irréversible – la gauche n’a pas vocation à accompagner l’ordre «naturel» des choses – se détournent-ils d’après vous du projet européen ?

Conséquences sociales dramatiques

Comme le résume Chevènement : «L’Europe, c’est à la fois le rejet de l’horreur et de la honte. Il faut qu’il y ait une césure, qu’une page blanche se soit ouverte en 1945 avec Jean Monnet, Robert Schumann, Alcide De Gasperi et Konrad Adenauer, comme si on était en Amérique, avec les Etats-Unis d’Europe […] On ne voulait pas prendre en considération le fait que l’Europe était faite de nations millénaires.» Une Europe républicaine se pense dans le prolongement des nations et de leur diversité. A contrario, du fédéralisme résulte un Etat supranational dans lequel aucun peuple ne se reconnaîtra. Tel est déjà le cas à l’égard de la Commission européenne : combien de Français s’identifient à José Manuel Barroso, Catherine Ashton ou Viviane Reding ? Comment pourraient-ils seulement connaître leurs visages ? Ces commissaires au cœur de la poli­tique européenne sont eux aussi étrangers au suffrage universel.

Le fédéralisme européen signerait la fin de la République. Les accords transatlantiques entre l’UE et les Etats-Unis – dissimulés lors de la campagne présidentielle – n’auront pas seulement des conséquences sociales dramatiques pour les peuples, ils signent la vassalisation de l’Europe, désormais conçue par nos élites et les dirigeants américains comme le prolongement des Etats-Unis d’Amérique face à la montée en puissance de la Chine.

Tant que l’Europe ne sera pas repensée démocratiquement à partir des nations qui la composent, les peuples la rejetteront. L’affirmer c’est défendre la refondation républicaine et progressiste d’une Europe à la dérive. Les peuples européens méritent tellement mieux.

Alban KETELBUTERS Etudiant en littérature à l'université du Québec à Montréal